De Peter Watts, j'avais déjà lu en 2017 un recueil de nouvelles très intéressant Au-delà du gouffre : les thèmes étaient variés et étranges, et tout sonnait juste et plutôt actuel.
L'auteur canadien a sorti en 2006 Blindsight, traduit en français par Vision aveugle. Cet ouvrage est souvent mentionné dans les listes de classiques contemporains en SF. J'ai donc décidé de m'y plonger.
L'histoire
La Terre, dans un futur proche. Des milliers d’objets artificiels se consument dans l’atmosphère en émettant un signal à large spectre électromagnétique. Une poignée d’années plus tard, un vaisseau spatial, le Thésée, est armé dans le but de percer ce mystère.
À son bord :
- Siri Keeton, lobotomisé de la moitié de son cerveau, inapte à l’empathie et au vécu émotionnel — l’observateur impartial de l’expédition et narrateur,
- Isaac Szpindel, le biologiste modifié pour pouvoir s’interfacer aux machines,
- Susan James, la linguiste et schizophrène souffrant du syndrome de personnalités multiples — le Gang,
- Amanda Bates, la militaire du groupe, qui tient sous sa coupe une phalange de robots guerriers,
- et enfin Jukka Sarasti, le commandant du vaisseau, un vampire ressuscitée par la génétique, personnage inquiétant et à l'intelligence supérieure.
Cette équipe part dans les tréfonds de la galaxie pour percer le secret terrifiant tapis au cœur du nuage d’Oort.
Mon avis
Comme beaucoup d'ouvrages de hard-SF, ce livre se mérite. Un peu comme Le Problème à trois corps de Liu Cixin, ou Children Of Time de Adrian Tchaikovsky, il faut y mettre du sien pour s'accrocher à l'histoire vertigineuse. Gare à vous si vous décrochez du livre quelques jours ou quelques semaines !
Ils n’avaient pas d’opinion bien arrêtée sur la probabilité qu’il existe des extraterrestres intelligents et capables de voyager dans l’espace,mais s’il en existe, disaient-ils, ils ne vont pas juste être intelligents. Ils vont être méchants.
Le scénario de base est classique. Intrigués et inquiets par des objets qui semblent "photographier" la Terre, les humains envoient une expédition pour analyser la Menace. Mais rien que l'équipage de quasi-zombies, dirigé par un vampire, fait frissonner dès le début du livre. Et le thème du Premier Contact bascule dans l'horreur quand l'équipe découvre la source des objets, un artefact monstrueux et inimaginable pour un esprit terrien.
Les prédateurs courent pour attraper leur repas, dit-elle. Les proies pour sauver leur vie. La morale : en moyenne, les traqués échappent à leurs poursuivants parce qu’ils sont plus motivés.
Les explorateurs vont y vivre la folie, et le livre explore jusqu'au malaise les troubles psychologiques infligés par l'entité (le Rorschach) à notre pauvre équipe, humains améliorés mais absolument pas préparés au niveau de perturbations mentales et à ces aliens (différents mais plausibles, d'un point de vue SF) plus intelligents qu'eux.
Des saccades, on appelle ça. Elles brouillent l’image, le mouvement est beaucoup trop rapide pour que le cerveau l’intègre, alors ton œil… se désactive tout bonnement entre les pauses. Il ne saisit que des images figées isolées, mais ton cerveau supprime les espaces vides pour assembler une… une illusion de continuité dans ta tête. »
Les questionnements sur la psyché "humaine" occupe une bonne partie du livre. Que'est ce que la conscience ? Quelle est la différence entre intelligence et conscience de soi ? A quoi sert la conscience ?
– La conscience de soi doit donc être bonne à quelque chose. Parce qu’elle est coûteuse, et si elle consomme de l’énergie sans rien faire d’utile, l’évolution va l’éliminer, comme ça. – Elle l’a peut-être fait. »
Le livre est parsemé de trouvailles : les premières communications en langage humain, le bug du crucifix qui affecte le vampire, les illusions visuelles, le vaisseau Thésée presque vivant, modulable et changeant, et des personnages tous plus bizarres les uns que les autres...
Gödel avait raison, après tout : aucun système ne peut vraiment se comprendre lui-même.
Un livre de SF qui met une grosse claque et nous met dans une position inconfortable : on en ressort différent.
⭐⭐⭐⭐⭐ Un chef d'oeuvre, malaisant et exigeant.
À noter:
- La postface vaut le coup tant elle est riche en explications et montre le travail incroyable de l'auteur pour livrer un récit de science-fiction de grande qualité et cohérent.
- Entre autres il y cite les travaux du Simons Lab de l'université de l'Illinois et leur travaux sur la vision.
- La traduction de Gilles Goullet est parfaite. Je n'ose pas imaginer le travail de traduire un livre aussi compliqué.