Romain Lucazeau est un auteur dont j'apprécie les livres : Latium 1 et 2 m'avait donné une immense claque il y a quelques années, et La Nuit du Faune m'avait laissé un souvenir étourdissant.
Je me devais donc de lire son dernier roman, Vallée du Carnage.
Après 4 jours de lecture fiévreuse entre insomnies et fascination pour l'histoire, j'ai tournée (virtuellement) la dernière page et je ne me suis pas senti très bien. Le livre est dur. Pas l'histoire, passionante, mais ce qui y est décrit est à la limite du soutenable par moments.
L'histoire
Orode, Roi des Rois et tyran perse, a décidé d’envahir la cité libre d’Ecbatane tout en menaçant Carthage et les cités libres de l'Occident avec son arsenal nucléaire, terrestre et spatial. Abandonné par son meilleur général Suréna, conseillé par le froid et efficace Sillace, il a décidé de laisser le siège de la ville à Pacorus son fils, un incapable doublé d'un pervers.
Le siège est un enlisement: les horreurs se multiplient des deux côtés mais la cité ne cède pas, les défenseurs étant aidés secrètement par Carthage et l'Arménie, au nord de la ville.
Soudain Carthage mobilise son armée high-tech pour changer la donne du conflit. Et Orode s'enfonce de plus en seul dans des décisions de plus en plus terribles...
Les personnages
L'histoire suit le destin de 7 personnages : Orode, Suréna, Sillace, un soldat de Ecbatan, Ormène, un ingénieur perse, Ormuzd, une esclave mongole, Temülün et Hiarbas, super-soldat carthaginois.
Un technicien comme un autre, un de plus dans la grande armée de ceux qui ne veulent rien savoir et qui ne décident de rien, qui ne font qu’exécuter les ordres.
Le dispositif narratif est spécial : par l'emploi du "Tu", le lecteur est proche des personnages et donc immergé dans l'histoire et dans le Mal qui est décrit à chaque chapitre.
Mon avis
Ce qui m'a poussé à le lire, c'est que l'on quitte le genre ultra-vu du space opéra (déja abordé dans ses précédents romans) pour celui (ultra-vu aussi) de l'uchronie, qui est un genre que j'apprécie.
Mais une uchronie qui n'en est pas vraiment une : c'est un autre monde, qui fait référence à l'Antiquité mais avec tous les aspects de développement technologiques modernes. Il n'y a pas véritablement de point d'inflexion comme "et si les Nazis avaient gagné la guerre?". C'est comme si on lisait une métaphore antique des conflits modernes, si la guerre en Ukraine rencontrait celle de Troie. D'ailleurs l'auteur admet en interview que l'idée lui est venue au début de la guerre en Ukraine.
On pense aux dictateurs de toutes sortes du XXème et XXIème siècle, russes, iraniens, nazis, à tous les conflits qui nous font éteindre les réseaux sociaux, Israël-Iran, Russie-Ukraine, Syrie, et même les acteurs dans l'ombre sont très actuels (la Chine).
L'auteur dit en interview qu'il n'écrivait pas de science fiction, mais "des textes qui procurent une expérience au lecteur avec des concepts", comme l'infinité du Mal. Et effectivement le livre est une réflexion sur le mal et la violence. Littérairement une tragédie, sans héros. Tout se termine mal, pour tous le monde.
Nulle mère, nulle bien-aimée, dans cet enfer, reprend-elle comme une litanie. Nulle bienveillance. Nul espoir. Nulle compassion. Nulle charité. Nulle action de grâce. Nul bonheur. Nul bonheur.
Ce qui choque finalement, c'est l’agrégation cohérente de toutes les monstruosités déjà commises par les hommes, documentées et réalistes : massacres, viols, mutilations, bordel-usines, camps de concentration, destruction de la notion d'individu (particulièrement cruelle chez le personnage Temülün)...
L’humanité des bourreaux. Elle n’a rien de sympathique. Elle constitue même une circonstance aggravante, n’est-ce pas, Temülün ? Elle rappelle que ces gens comprennent l’immoralité des actes qu’ils font subir à une si large échelle.
Lucazeau a voulu faire un vrai roman de guerre et la guerre est dégueulasse, sans limites, sans morale et sans droit. Le malaise vient du fait que cela ne sonne pas comme une histoire, ni comme un futur possible, mais comme quelque chose qui a déjà lieu, à quelques milliers de kilomètres de nos fauteuils confortables d'Europe de l'Ouest.
⭐⭐⭐⭐ Un très bon livre
Liens
- L'épisode du podcast "C'est plus que de la SF" avec interview de l'auteur
- Une critique du livre chez L'éclaireur
- Une critique du livre chez ActuSF
- Tombeau pour 500 000 soldats de Pierre Guyotat : une inspiration pour Lucazeau. Se passe aussi dans la cité d'Ecbatan (à l'époque, le livre était une métaphore de la guerre d'Algérie).
- Salammbô de Flaubert : une autre inspiration, qui a pour sujet la guerre des Mercenaires, au IIIe siècle av. J.-C., qui opposa la ville de Carthage à des mercenaires barbares.
- Roma Æterna : roman uchronique de Robert Silverberg paru en 2003, qui décrit une Rome qui n'est jamais tombée (je le mets sur ma liste à lire).
- L'histoire de Crassus, évoquée dans le livre: Crassus, Suréna et Orodès II ont vraiment existé.